L'effet papillon
a) Sa définition et en quoi consiste t-il ?
Une chaine de causalité se matérialise par une succession d'évènements qui se suivent les uns les autres et dont le précèdent induit le suivant. L'effet papillon correspond au constat qu'entre deux chaines d'évènements quasiment identiques, un évènement apparemment insignifiant au début de la chaine de causalité donne un résultat très différent à la fin de la chaîne.
C'est le météorologue Edward Lorenz (1917-2008) qui a remis en lumière la théorie du chaos d'Hadamard et Poincaré.

Lorenz a suivi des études de mathématiques au Dartmouth College, puis à l'université d'Harvard. Il a ensuite travaillé comme météorologue pour l'armée de l'air américaine durant la seconde guerre mondiale, puis a passé un doctorat en météorologie en 1948 au Massachussets Institute of Technology. Comprenant l'utilité des premiers ordinateurs pour traiter les séries de données, Lorenz travaillait à bâtir des scénarios de prévision du temps (beau temps ou tempête), pour comprendre comment évoluaient les masses d'air, à l'aide de données telles que la température, le vent, la pression, ...
Un jour de 1963, après que son ordinateur (le Royal McBee) ait longuement traité une série de données pour simuler les conditions météorologiques sur 2 mois, Lorenz décida de soumettre à nouveau les calculs avec des données intermédiaires pour s'assurer de la validité des résultats.

Selon l'anecdote « la chaleur de son McBee lui avait donné soif et, pressé d'aller se chercher un café, il rentra ses données avec 3 décimales au lieu des 6 habituelles». Une autre source indique que c'est en réalité le listing imprimé suite au premier calcul qui n'affichait que 3 décimales. Les courbes qui apparurent sur son ordinateur suite à ce deuxième traitement étaient en désaccord total avec celles issues du premier traitement. Les perturbations doublaient de manière exponentielle, si bien qu'au bout de deux mois, les données simulées allaient dans des directions différentes.
Ainsi, il en conclut qu'une infime modification des données d'origine d'un calcul très complexe avait eu un gros impact sur le résultat final: les données avaient varié de moins d'un millième de degrés pour la température ou de moins d'un millième de seconde pour la vitesse du vent, et le résultat était que les courbes divergeaient de plus en plus au fil du temps de simulation.

Effet d'une modification des conditions initiales. Les points rouges représentent l'itération avec une valeur de départ de 0.4 et les points bleus représentent l'itération avec une valeur de départ de 0.401
Ces infimes différences aboutissent donc à des résultats totalement divergents et à une situation météorologique différente. Lorenz en conclut que si l'atmosphère réagit de manière semblable à ses simulations, il est impossible d'établir des prévisions météorologiques détaillées. C'est ainsi que fut établie la théorie du Chaos.
Lorenz a modélisé sa théorie avec son attracteur étrange. L'illustration obtenue s'apparente à des ailes déployées de papillon, d'où le nom d'effet papillon.

Ses découvertes ont valu à Lorenz de nombreux prix : le prix Crafoord en 1983, dont il est co-lauréat et le prix Kyoto, en 1991, pour les sciences de la Terre et de
la planète. De plus, il reçut en 2004 la médaille de Buys Ballot (de l'académie des arts et des sciences de Hollande) pour cet apport inestimable à la météorologie et aux autres sciences.
Cette théorie est donc née « par hasard ». Lorenz fit cette découverte alors que l'objet de ses travaux était autre : c'est ce qu'on appelle la sérendipité. Ce terme nous vient du Royaume-Uni (Horace Walpole en 1754) et s'applique tout aussi bien aux sciences qu'à l'art ou encore à la politique. La sérendipité est un état d'esprit qui consiste à savoir tirer profit des trouvailles faites par hasard (alors qu'il ne s'agissait pas du sujet de recherche), c'est-à-dire, les analyser et pouvoir proposer des hypothèses.
D'autres exemples de serendipité sont connus, tel que celui de Christophe Colomb qui découvrit l'Amérique alors qu'il partait à la découverte des Indes. Tandis que dans le domaine des sciences, Fleming découvrit la pénicilline alors qu'il travaillait sur des staphylocoques, en constatant qu'un champignon s'était développé pendant ses vacances dans une boite de culture et avait tué les bactéries avoisinantes. Son ouverture d'esprit lui fit prendre conscience qu'il fallait continuer les recherches sur le sujet.
b) Aspect Mathématique
Le terme même de chaos sous entend un inconnu, une vision menaçante qui reflète la crainte de l'Homme face à l'incontrôlable et son besoin de donner forme et structure à ses appréhensions. Le fait donc qu'on théorise ce chaos est déjà intéressant. En résumé, il s'agit de l'étude des phénomènes les plus divers manifestant une dépendance par rapport aux conditions initiales. Bien que le comportement chaotique paraisse souvent aléatoire et imprévisible, il obéit souvent à de strictes règles mathématiques dérivées d'équations qu'il est possible de mettre en forme et d'étudier.
Lorenz est parti des équations modélisant le mouvement des fluides et les a simplifiées à l'extrême. Ces équations composent les modèles extrêmement compliqués qui décrivent l'atmosphère afin de mettre en évidence la «sensibilité aux conditions initiales» ou, comme le dit le proverbe, le fait que de petites causes peuvent avoir de grands effets. Sur ce modèle simplifié, il a vu que le mouvement de l'atmosphère était chaotique. Cela donne un système d'équations différentielles : « le système de Lorenz ».

Résoudre le système de Lorenz revient à trouver la fonction :
t↦x(t),y(t),z(t)
Ici, le système dynamique est non linéaire à cause des termes produits xz et xy dans les équations.
Dans tout système dynamique linéaire, variant avec le temps, une petite différence sur les conditions initiales entraîne une différence à peu près proportionnelle sur le résultat au bout d'un temps t. ∆xt ≈ ∆x0(kt) avec:
- ∆xt l'écart du paramètre mesuré après un temps t
- ∆x0 l'écart initial du paramètre mesuré
- k est le facteur de proportionnalité qui dépend du système.
L'équation ci-dessus est dite « linéaire ».
Dans le système dynamique non linéaire de Lorenz, l'écart varie exponentiellement avec le temps:
∆xt ≈ ∆x0. exp(kt)
Une petite variation initiale entraîne des variations du résultat variant exponentiellement avec le temps.

L'image ci-dessus représente une trajectoire que l'équation de Lorenz simplifiée acquiert au cours du temps, dans l'espace tridimensionnel, lorsque les paramètres σ, ρ et β prennent les valeurs suivantes :
- σ = 10,
- ρ=28,
- β = 8 / 3
Ces courbes ne s'arrêtent pas de tourner, vers la gauche ou vers la droite. A première vue, les trajectoires paraissent totalement indéterminables et non prévisibles. Pourtant chacune de ces représentations obtenues numériquement sont définies pour une condition initiale donnée, pour une atmosphère donnée, le déterminisme n'est donc pas remis en cause, il y a un futur bien défini.
En fait, il s'agit de la forme prise par les trajectoires de deux atmosphères presque identiques, représentées par les centres de deux petites boules extrêmement proches. Au cours de leurs déplacements, les deux évolutions se séparent : les deux atmosphères deviennent complètement différentes, elles perdent toutes leurs similitudes. En effet, étant donné que la solution du système d'équations dépend des conditions initiales (peu précises), nous aboutissons à des résultats différents car un minime changement dans les conditions initiales donne une trajectoire séparée.
Un objet semble attirer les trajectoires du système : c'est l’attracteur étrange de Lorenz (dont la forme peut être associée à celle d'un papillon).
Nous pouvons faire un parallèle assez intéressant dans le domaine de la physique, avec le mouvement Brownien, mouvement aléatoire par excellence. Mais celui-ci traite du mouvement d'une particule, soit à une échelle bien inférieure. Cette particule subit une multitude de chocs de la part des molécules du fluide dans lequel elle se trouve en suspension. Ici, l'aléatoire répond aussi à des lois, comme celle de la turbulence.

C'est la précision de calcul (que nous n'avons pas encore) qui fait que nous ne pouvons pas prévoir.
La découverte de la théorie de l'effet papillon n'a pas seulement marqué l'histoire de Lorenz mais celle de la société scientifique
c) Impact dans le monde scientifique et son sens.
Les découvertes et le développement de la science moderne commencèrent réellement à partir de la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles et en particulier grâce à Newton. En découvrant le calcul différentiel conjointement avec Leibniz et les lois de la gravitation et de la mécanique, il a assuré définitivement le développement de la science classique. En effet, ses découvertes ont permis d'expliquer et de prévoir les phénomènes astronomiques tel que le mouvement des planètes, des astéroïdes, des comètes ou encore celle des éclipses. Les explications des phénomènes qui nous entourent ne reposent donc pas sur la volonté unique de Dieu, mais seulement sur des lois de la nature, modélisées mathématiquement et donc des équations à résoudre.
Les trois lois de Newton : le principe d'inertie, le principe fondamental de la dynamique et celui des actions réciproques.
La gravitation avec les autres lois de la mécanique théorique, expliquaient une quantité de phénomènes bel et bien différents, et ça marchait ! Le monde se dévoilait en étant modélisé et devenait de plus en plus compréhensible.


La physique Newtonienne paraissait dominer la notion même du temps : avec quelques calculs, on pouvait dater les phénomènes météorologiques comme les passages de comètes observés dans le passé et l'on pouvait donc prévoir l'avenir sur le plan au niveau de l'astronomie.
Cette science commença à se développer pour les phénomènes terrestres : elle se mit à expliquer la propagation de la chaleur, le mouvement des marées et du son, etc. C'était une méthode expérimentale de mathématisation des sciences que l'on peut lier à Berkeley : on observait le phénomène, on le mettait sous forme d'équations, souvent différentielles, et enfin il fallait de les résoudre. La vision du monde était plus déterministe que jamais. La connaissance de notre avenir ne passait plus par la simple volonté d'un Dieu avec qui la communication se trouvait difficile, mais par les solutions d'équations différentielles qui n'étaient bien sûr pas toujours simples à résoudre.
Au XVIIIe siècle, il y a une foi dans la capacité de la science à expliquer l’intégralité du monde. Comme les phénomènes intrigants les générations passées paraissaient s'expliquer par des équations, il était normal d'imaginer que ce serait de même pour les phénomènes, nombreux, dont nous n'avions pas encore de compréhension. Et cela n'était qu'une question de temps. Après de nombreuses d'années d'existence de mythes et d'influences religieux, toutes ces équations pouvaient enfin nous aider à prévoir l'avenir.
Pour les savants de l'époque, grâce aux nombreux résultats obtenus, le monde était défini comme déterministe. De même pour le marquis Laplace, mathématicien très respecté qui garantit dans un fameux extrait de son Essai Philosophie sur la probabilité datant de 1778 que connaître le passé ainsi que l'avenir, ce n'est qu'une question de calculs :

« L'état présent du système de la Nature est évidemment une suite de ce qu'il était au moment précédent, et si nous concevons une intelligence qui, pour un instant donné, embrasse tous les rapports des êtres de cet Univers, elle pourra déterminer pour un temps quelconque pris dans le passé ou dans l'avenir la position respective, les mouvements et, plus généralement, les affections de tous ces êtres. »
Pour Laplace les probabilités ne sont pas déterministes.
Un mur de certitude s'est donc effondré à la fin du XIXe siècle : la nouvelle science du chaos est venue anéantir la certitude newtonienne et Laplacienne d'un déterminisme absolu du monde. La Nature devait se comporter de façon régulière. Tout ce qui pouvait faire preuve d'irrégularité ou de désordre était vu comme une monstruosité.
La physique newtonienne a commencé effectivement à être remise en cause à la fin du XIXème siècle par quelques phénomènes qu'elle ne parvenait pas à expliquer. Durant ces années, les scientifiques ont trouvé de nouvelles théories, qui ont permis d'expliquer ces phénomènes. Nous pouvons citer les travaux sur les énergies de raies spectrales.
Depuis la fin des années 1970, la diffusion de l'effet papillon s'est jointe au développement des systèmes informatiques et des approches des ouvrages scientifiques: simulations, modélisation, etc. Comme toute nouvelle théorie, celle du chaos et de l'effet papillon a provoqué et provoque encore bien des débats. En dehors des différents débats sur les nombreux résultats obtenus et leur explication, la controverse porte surtout sur la position du hasard dans notre monde.
En simplifiant beaucoup, la controverse porte entre ceux qui pensent que le hasard est un élément incontournable de la nature et ceux qui pensent que le hasard est lui-même objet de science et que la question n'est pas le hasard comme barrière à la connaissance mais plutôt la complexité. On retrouve la controverse sur la place du hasard qui avait divisé les scientifiques lors de la découverte de la mécanique quantique.
Durant les années 80, la querelle a parfois été brutale entre les deux différents courants de pensée. Ainsi le mathématicien René Thom, médaillé Fields et qui lui a découvert la théorie des catastrophes, s'est ardemment opposé à Ilya Prigogine, un chimiste réputé. Pour Thom, chaque travail scientifique doit reposer sur des lois et celles-ci ont vraisemblablement un aspect déterministe sinon ce ne serait pas des lois à caractère scientifique. Prigogine est lui poussé à voir dans les phénomènes aléatoires une certaine limite à la science. René Thom a publié un livre qui a eu un certain succès et éclat au titre éloquent : Halte au hasard, silence au bruit.
De plus, la façon de travailler de Lorenz contrastait avec celle de ses confrères mathématiciens était davantage portés sur la spéculation. Un pur mathématicien vous dira que comme les Grecs, il n'a besoin que d'un crayon, d'une règle et d'un compas. Et encore.
L'effet papillon fut donc très difficilement accepté à l'époque car celui-ci ne s'appuyait pas sur des faits réguliers.
Toute cette agitation autour de cette découverte a mené à des efforts de vulgarisation de cet effet pour faciliter la compréhension du grand public.